Homélie de la messe d’installation de Mgr Laurent PERCEROU

Dimanche 20 septembre 2020

Lorsque Jésus nous parle du Royaume de Dieu, il nous raconte des histoires simples, ancrées dans ce qui fait la vie quotidienne de ses contemporains ou qui font appel à un imaginaire qui leur est accessible. Et ces histoires, au moins dans leur début, n’ont rien d’originales. Ainsi, le maître de notre vigne qui, au point du jour, comme cela se faisait à l’époque, sort pour embaucher des journaliers au service de son vignoble.

Il y a là, je crois, un premier enseignement : le Royaume de Dieu n’est pas à chercher dans un au-delà idéalisé, uniquement accessible à ceux qui auraient eu la force de traverser le plus héroïquement possible une vie terrestre éprouvante, faite de labeur, de sueur et de sacrifice… Mais il est d’abord à chercher dans ce qui fait notre vie toute ordinaire qui a, certes, sa part plus ou moins grande de labeur, de sueur et de sacrifice mais qui est ouverte à la grâce, c’est-à-dire à l’inattendu d’un Dieu qui donne sens et espérance à ce qui, au premier regard, peut nous sembler bien ordinaire… Car toutes ces histoires, ces paraboles, qui nous parlent du Royaume, si elles commencent généralement d’une manière très banale, rapidement prennent une tournure surprenante et donnent alors une toute autre orientation à l’existence de ceux qui en sont les protagonistes. Ainsi en est-il de celle que Jésus nous raconte aujourd’hui.

Il s’agit ici d’une vigne. Rien d’original en terre d’Israël… Et comme pour tout vignoble, le vignoble de la parabole a un Maître, c’est à dire un propriétaire… Jusque-là, rien qui ne puisse tenir l’auditeur en haleine. Cependant, très rapidement, nous découvrons que ce Maître est particulièrement original… Plutôt que de consacrer son temps à bien gérer son vignoble, le voilà qui ne cesse de sortir pour embaucher des ouvriers, dès le matin, à neuf heures puis à midi, à trois heures et à cinq heures !

Et au moment de les régler, il a une bien curieuse conception de la justice sociale, chacun en effet, et quel que soit le nombre d’heures travaillées, reçoit le même salaire, une pièce d’argent, celui qui avait été convenu avec les ouvriers de la première heure.

Ainsi, son objectif est qu’un maximum d’ouvriers puisse travailler à sa vigne, comme si celle-ci avait la capacité de leur redonner joie et bonheur, et qu’il ne supportait pas qu’ils soient là, tout tristes, à attendre désespérément d’être enfin appelés et donc reconnus.

Pour les contemporains de Jésus, ceux qui connaissent l’Ecriture, l’image de la vigne parle. Elle les renvoie à l’amour débordant du vigneron pour sa vigne et qui n’est autre que l’amour absolu de Dieu pour son peuple : « La vigne que tu as prise à l’Egypte, tu la replantes en chassant des nations. Tu déblaies le sol devant elle, tu l’enracines pour qu’elle emplisse le pays »1 chante le psalmiste et le prophète Isaïe : « Ce jour-là, chantez la vigne exquise ! Moi, le Seigneur, j’en suis le gardien ; je l’arrose en temps voulu. De peur qu’on ne la visite, je la garde nuit et jour. »2, et nous pourrions multiplier les citations bibliques, pas moins de 455 !

Oui, la vigne, dans la symbolique biblique, représente le peuple d’Israël chargé de porter de généreuses grappes de raisin, promesses du « vin nouveau » qui n’est autre que la promesse du Messie de Dieu, le Sauveur attendu, qui viendra faire toute chose nouvelle.

Or, dans cette parabole, en braquant le projecteur sur le Maître de la vigne et les ouvriers embauchés à n’importe quelle heure du jour, Jésus semble nous dire que, désormais, ce n’est plus de la vigne que Dieu se soucie, mais bien plutôt de ceux qui sont appelés à la servir : il n’a qu’un désir, que tous puissent venir y travailler afin qu’ils reçoivent cette pièce d’argent, symbole de cet amour inconditionnel qu’il porte à chacun, un amour qui ne se mesure pas, ne se négocie pas, mais qui s’offre gracieusement à tous, sans distinction et sans condition pour peu qu’ils répondent à son appel.

Et s’il en est ainsi, c’est parce qu’en Jésus, la promesse de ce vin nouveau – le Messie de Dieu – dont était porteur le peuple d’Israël, est enfin réalisée. Jésus est le Messie attendu, il est désormais, tout à la fois, lui, la vigne de Dieu plantée en pleine humanité et le vin nouveau qui apporte aux hommes la joie et l’espérance : « Moi, je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron. Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit et que vous soyez pour moi des disciples. »3

Il nous faut, frères et sœurs, contempler notre Père des Cieux, le Maître de la vigne, sortir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit afin d’appeler des ouvriers au service de sa vigne : « Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus Christ. (…) Je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie sur les chemins, plutôt qu’une Église malade de son enfermement et qui s’accroche confortablement à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit enfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus Christ.»4 Ces dernières phrases ne sont pas de moi, mais du pape François. Elles nous donnent la leçon de cette parabole et nous rappelle le seul cap qui vaille : celui de la mission, qui est invitation à entrer dans l’amitié d’un Dieu qui par son Fils nous veut partenaires, collaborateurs, pour le service de sa vigne.

Les ouvriers de la première heure sont de vrais professionnels. Sans doute que pour négocier ce salaire d’une pièce d’argent, ils ont présenté un CV parfait. Mais pour les autres… Aucune négociation, simplement l’appel du Maître à travailler à la vigne et l’empressement des ouvriers à la rejoindre sans même savoir ce qu’il recevrait.

Et il y a cette réponse des ouvriers de la dernière heure au Maître qui leur demande pourquoi ils sont restés là toute la journée à attendre : « Parce que personne ne nous a embauchés.» « Personne ne nous a embauchés » … Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils ne remplissaient pas les critères nécessaires pour être de bons ouvriers ! Alors, si la vigne représente ici l’Eglise, corps du Christ, plantée au cœur du monde et plus précisément aujourd’hui l’Eglise du Christ plantée en Loire-Atlantique, la mission des disciples, notre mission, est de sortir sur les parvis, pour appeler sans nous lasser, humblement et délicatement, ces hommes, ces femmes, enfants, jeunes et adultes, pauvres et riches, malades et bien-portants, sans emploi, sans papier, sans famille, de la ville et de la campagne, à rencontrer et à servir la vigne de Dieu, le Christ lui-même. C’est sur les parvis de notre société que nous sommes appelés par le Maître de la vigne à nous tenir, parce que, un jour de notre vie, nous avons répondu à l’invitation du Maître et nous avons alors partagé sa joie de voir sa vigne prospérer et porter un vin de qualité, parce que nous avons goûté à la joie d’être aimé par le Christ et de l’aimer en retour, parce que nous ne pouvons pas garder cette joie pour nous seuls, et qu’ils sont si nombreux à vouloir être appelés, reconnus, dans une société et un monde ballotés à « tous vents de doctrines » et traversés par tant de fractures…

Alors, frères et sœurs, comme il est beau que nous puissions être cet après-midi rassemblés sur le parvis de notre cathédrale blessée ! Nous voulons dire que malgré cette blessure, nous demeurons une Eglise missionnaire, une Eglise des parvis, une Eglise qui ne craint pas de proposer le Christ à tous, sans condition et sans distinction ! Et que, tout comme cette cathédrale qui devra être restaurée afin de pouvoir rassembler à nouveau le peuple de Dieu et témoigner par sa beauté de la Bonne Nouvelle du Ressuscité, nous voilà humblement appelés, personnellement et en Eglise, à nous convertir sans cesse, à nous ajuster sans cesse au Christ, notre Maître et Ami, notre Sauveur, afin de nous tenir sans crainte et avec assurance sur les parvis de notre société.

Frères et sœurs, me voilà désormais votre évêque. Je n’ai pas d’autre ambition que de continuer, à la suite de mes prédécesseurs, d’œuvrer avec vous tous pour que notre Eglise diocésaine soit une Eglise des parvis et qu’ensemble, fidèles-laïcs, consacrés, diacres, prêtres et évêques, jeunes et adultes, nous puissions partager la joie de servir la vigne du Seigneur pour qu’ils soient nombreux à la rejoindre et découvrent ainsi que leur vie est ouverte à l’inattendu d’un Dieu qui les aime au point d’être venu marcher avec eux pour les conduire, précisément, au Royaume de Dieu son Père.

+ Laurent PERCEROU

Evêque de Nantes

1 Ps 79, 9-10

2 Is 27, 2-3

3 Jean 15, 1-8

4 Pape François : la joie de l’Évangile, n°49